jeudi 29 octobre 2009

Mais qu'a mon oeil ?

Après plusieurs jours de douleur intense autour de l’œil gauche, ma vision s’est dédoublée.
Une semaine plus tard au sortir d’une pharmacie à Villejuif, un amas d’objets attire mon attention. Je sors de mon sac une petit appareil photo. La première image montre ce que mon objectif a capté : des sacs en plastique éventrés. La seconde reconstitue ma réalité visible : floue, mouvante, affolante.

Plusieurs albums éparpillés sont protégés par des couvertures épaisses de cuir rouge ou bleu. Les premières photographies ont un siècle. A l’intérieur. La même personne y est souvent représentée. D’abord petite enfant, puis en communiante. A l’âge adulte, elle pose dans les décors naturels et somptueux de différentes villes thermales : Gap, Monte-Carlo, Aix-les-Bains, Evian.



Moi qui voyais si mal ce jour-là, j’eus l’impression de ramasser une vie, d’éviter que ces images encore immaculées ne se retrouvent foulées, détrempées par l’urine et la pluie, dissoutes dans le pire des oublis : la destruction. Je pouvais au moins me consoler de cette coïncidence : les images ne me laisseraient pas me détourner d’elles. Ces feuilles mortes trouvèrent leur place dans le grand sac de plastique transparent contenant les images de mon cerveau scanné le matin même. C’était à l’Hôpital des Peupliers.

Ce qui m’arrive n’est pas tragique aux yeux des autres. Je n’ai ni faim, ni froid. Je ne suis pas à la rue. Ce mal s’attaque à ma pulsion première : le désir de voir. De quoi pourrais-je me plaindre ? D’y voir double alors que d’autres voient simple. J’ai juste honte parfois de tituber moi qui n’ai jamais bu. De porter des lunettes noires, moi qui n’ai jamais voulu détourner mon regard de sa responsabilité coupable.
Ma vision est à l’image du monde : deux images identiques, l’une virtuelle et l’autre réelle. Ce qui les distingue c’est leur matière, leur densité. Je traverse l’une et me cogne à l’autre. C’est une atteinte à mon envie de vivre qui s’étiole un peu plus.
La mer se retire sous mes pieds en creusant le sable et me déséquilibre. Les deux images qui partent de moi, bien superposées pour n’en former qu’une, divergent maintenant à l’infini. A moins que les images qui me viennent de l’infini convergent en moi en un point que je ne vois pas. Le point aveugle de ce qui m’attend.



dimanche 27 septembre 2009

Après Giverny

Après Giverny, back to Bach
Reflets du train
Trois suites à toute allure
Sans frein, jusqu'à la fin.

vendredi 25 septembre 2009

25 septembre 2009



Sophie est née le 25 septembre de l'année 1955. Quelqu'un se souvient-il de la couleur du ciel ce jour là ? "Je crois qu'il était sombre comme nos coeurs" a dit sa mère. Sophie avait retenu de la maison de Monet les couleurs ton sur ton des murs et des lambris. Elle en reprit l’idée pour son appartement : un jaune paille sur une couleur bouton d'or.

La maison du peintre surplombe le jardin d’eau. Je ne connais pas les noms de toutes ces fleurs qui s'offrent naïvement tous pétales ouverts, l'oeil clos. Elles ignorent superbement ce début d’automne et n’attendent pas que le soleil transperce les nuages pour que leur couleur éclate. Elles ont l’arrogance du colza qui brille même sous un ciel gris.





Non loin de là, au musée des impressionnistes se tient une exposition de peintures de Joan Mitchell. Elle vécut dans l’ancienne maison de Monet à Vétheuil. Elle a la lucidité de ne pas vouloir rivaliser avec la nature qui l’environne. D’ailleurs elle écrit :
« Je peins des paysages remémorés que j’emporte avec moi, ainsi que les souvenirs des sentiments qu’ils m’ont inspirés, qui sont bien sûr transformés. Je préférerais laisser la nature où elle est. Elle est assez belle comme ça. Je ne veux pas l’améliorer. Je ne veux certainement pas la refléter. Je préférerais peindre les traces qu’elle laisse en moi ».


La grande vallée par Joan Mitchell

mercredi 16 septembre 2009

J'aurais aimé m'appeler Frida # 1


Lucile ma fille voulait être photographiée en Frida. Il lui fallait joindre ses deux sourcils avec un crayon à maquillage. Recréer cet oiseau noir qui déploie son envergure et enserre le troisième œil au-dessus du regard de Kahlo.

J'aurais aimé m'appeler Frida # 2

"Et c'est bien pire que le désir interminablement non satisfait
Que cette soif de l'oeil quand tu marches dans la pièce". Louis Aragon




Frida niait toute faille, toute déchirure de son corps, décoré et paré en toute circonstance publique ayant le folklore et la politique pour armure. Et pourtant les broderies ne sont pas autre chose qu’un tissu transpercé par deux fois pour que le fil y laisse son dessein.

Comment Diego Rivera, Léon Trotski et certaines femmes aussi se préparaient-ils à soutenir le corps de Frida, privé de son corset, marqué par la barre de fer qui lui traversa le bassin ?
A qui ont-ils fait face quand les secrets de Frida rendaient son regard intouchable tant il était chargé de ses rêves peints ?

J'aurais aimé m'appeler Frida # 3

Sans doute sentaient-ils confusément que son corps brisé, éventré, reflétait la vérité de chacun d’entre nous : le moi est une foire-à-tout. Un amalgame hétérogène de sensations et d’objets passés déposés au présent. Une fouille à ciel ouvert sous les mains d'archéologues peu regardants. Le sujet pour croire à son unité, « machine les fantasmes qui se succèdent d’une image morcelée du corps à une forme que nous appellerons orthopédique de sa totalité – et à l’armure enfin assumée d’une identité aliénante, qui va marquer de sa structure rigide tout son développement mental. » Ainsi parlait Lacan.




1 - Hans Bellmer

2 - The Pornographers de Shoei Imamura
3 - La poupée commandée par Kokoshka


Certains artistes, comme Kokoshka, Bellmer ou le cinéaste japonais Shoei Imamura ont décidé de construire et de vivre avec un idéal féminin en recréant de toute pièce celle qui serait leur compagne docile, leur muse. Ils inventèrent une nouvelle "anatomie de l'amour". A l’inverse de Pygmalion, ils sont partis du vivant pour créer une compagne viable quitte à la priver de l’air qu’elle respire, quitte à se perdre en chemin sur les transformations incessantes de l’objet de leur attention.




Taille mannequin.

Qui t'a fait ça
Qui t'a mise nue
Qui t'a tranché la taille
Qui a bouché et épilé ton sexe
Je tuerai celui qui a rasé ton crâne
Est-ce ta faute si on t'a obligée de coucher

Tes mains sont toujours prêtes à me prendre
Avec un peu de crispation pourtant

Une difficulté réelle à se refermer sur quoi que ce soit
Sur qui que ce soit

Mais moi

C'est décidé je vais t'emmener
à dos d'homme
Je te trouverai des vêtements
Jamais assez beaux mais tu auras moins froid
Le soir venu tu te coucheras près de moi et mon oeil
pleurera devant ta porte interdite

Ma chaleur deviendra tienne et nous nous endormirons
Nous regarderons sur les murs
L'ombre des rideaux dessinée par la lumière des lampadaires

Le matin à mon réveil tu auras déjà ton regard sur moi
Veilleuse de ma nuit, immobile et silencieuse
Les yeux grand ouverts.


vendredi 5 juin 2009

"me faire des yeux" #1


J’avais une admiration sans bornes pour les natures mortes de Morandi *. Un jour en comparant une de ses peintures avec Le bocal d’olives de Chardin, j’eu l’impression que la peinture de Morandi était la trace laissée par l’emplacement du tableau de Chardin décroché du mur, deux siècles plus tard. Morandi résistait à la tentation de ne rien représenter sur la toile. Les traces de pinceau chassaient la peinture déposée. Il frictionnait la toile comme une peau morte pour tenter de lui rendre un peu de vie. La matière du vide et celle du plein étaient identiques. Je n’étais plus face à une représentation de choses, de textures, de matières, d’odeurs. Je voyais un fond de mémoire en attente d’incarnation.

* Nature morte (huile sur toile 35 x 40 cm)
Tableau peint en 1958 par Giorgio Morandi (1890 – 1964)

"me faire des yeux" #2

« Pour regarder les tableaux des autres, il semble que j’aie besoin de me faire des yeux ; pour voir ceux de Chardin, je n’ai qu’à garder ceux que la nature m’a donnés et m’en bien servir.
O Chardin *! Ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile. » Denis Diderot

* Le bocal d’olives (huile sur toile 71 x 98 cm)
Tableau peint en 1760 par Jean-Baptiste Siméon Chardin (1699 – 1779)

mardi 19 mai 2009

Chronique du temps retrouvé # 1

Les quatre séquences qui suivent forment un ensemble.

Vendredi
15 mai, j’ai consulté un livre sur les fresques italiennes du Quattrocento à la bibliothèque Parment. Dans une représentation de la Cène peinte par Andrea del Castagno Judas est séparé des autres apôtres par le bord implacable de la nappe. Seul sur l'autre rive, il est privé d’auréole. Tous les autres sauf lui ont leur nom gravé à leur pied. Ce qui est peint au-dessus de sa tête représente déjà ce qui adviendra de son corps. Une fois encore le passé livre les signes du futur.

Auréoles #2


En sortant de la bibliothèque, je vois devant la Fnac un attroupement. Abd Al Malik dédicace son dernier album : « Dante ». Sur la pochette il apparaît auréolé d’une mosaïque. J’achète son disque et lui demande d’écrire sur une des photos du livret les mots suivants : « Pour Jacky, je tiens les murs de la République. » Il accepte ma dictée, signe et me serre la main.

Malik se souvient d'Oussekine #3

Quel lien entre Dante, Judas, Abd Al Malik ? Des formes et des mots qui se répondent. Les échos flottants du hasard. Le pied de la statue de Dante Allighieri semblait déjà pointer la tête de Malik. Dante situe Judas dans la neuvième sphère de sa Divine Comédie réservée aux traîtres. « Cette âme qui là-haut subit la pire peine,
Est Judas l’Iscariot, dit mon maître ; en la gueule
Est sa tête, et dehors il agite les jambes. »
http://www.dailymotion.com/video/xegj8_malik-oussekine

A tombeau ouvert #4

Judas meurt peu de temps après sa trahison. Il existe deux versions de son agonie suivant le Nouveau Testament ; la version la plus souvent citée est celle de l’Évangile selon saint Matthieu :
« pris de remords, il se pendit peu après sa trahison non sans avoir rendu leurs 30 pièces d’argent à ses commanditaires », Matthieu 27(5).
L’autre version, Actes des Apôtres 1(18), indique :
« Cet homme, ayant acquis un champ avec le salaire du crime, est tombé, s’est rompu par le milieu du corps, et toutes ses entrailles se sont répandues ».
Le corps du Christ a déserté son sépulcre. Il se fond dans l’espace immatériel des cieux. Le corps de Judas est son propre tombeau qui s’ouvre pour que ses entrailles se mêlent aux sillons, à moins qu’il ne soit resté suspendu entre ciel et terre.
De quelque rive qu’il vienne, le traître ne peut s’empêcher de regarder avec amertume le bord qu’il a trahi.

Post-Scriptum : Andrea del Castagno a peint "La Cène" dans l'ancien réfectoire de Sant'Apollonia à Florence vers 1447 à l'âge de 26 ans.
Abd Al Malik évoque dans son titre "Lorsqu'ils essayèrent", le calvaire de Malik Oussekine. Cet étudiant est mort en 1986 après avoir été matraqué par une équipe de voltigeurs motocyclistes en marge d'une manifestation dans le quartier latin. Robert Pandraud, alors ministre délégué, chargé de la sécurité avait déclaré : "Si j'avais un fils sous dialyse, je l'empêcherais d'aller faire le con dans les manifestations."


mercredi 29 avril 2009

De Madeleine à Marie


J’ai rencontré Marie-Françoise pour une séance de photographie. Plus tard j’ai enregistré ses confidences sur une période de sa vie où tout a basculé. La survie imposa à son corps intime d’être l’outil de son travail. J’ai voulu mieux la connaître, mais Marie-Françoise ne répondait plus. Le gérant de son immeuble m’apprit qu’elle était morte. En sortant de l’agence je suis resté désorienté, du plomb sur les épaules. Quelle direction prendre pour retrouver quelqu’un qui vient de mourir ? J’ai alors décidé d’agripper au bord de l’oubli des fragments de son existence.
Je n’ai que quelques photographies de Marie-Françoise. Pendant l’unique séance de prise de vues, assise au bord de son lit, je lui ai demandé de me tourner le dos. J’avais, interposé entre elle et moi, le tableau de Monsieur Ingres, « La baigneuse de Valpinçon ». Sa future épouse, Madeleine Chapelle lui aurait servi de modèle.

Elle aurait voulu être une artiste


Quant à Marie-Françoise, je lui ai consacré un livret : « Maintenant que je suis morte ». Elle s’était confiée à moi, en une seule fois. J’ai résumé mes impressions dans cette introduction :
« J’ai vécu pendant quinze ans dans une petite pièce de sept mètres carrés. Je fumais tout le temps, ça me calmait. Je ne voulais pas aérer ma chambre, j’aimais bien vivre dans le brouillard de la fumée. Je restais toute la journée en combinaison, les mules aux pieds. J’attendais que le téléphone sonne et je répondais aux questions d’un futur client, sur le tarif et ce qu’il avait droit pour ça. Certains appelaient juste pour le plaisir de parler sale. Celui qui était d’accord je lui donnais mon adresse et mon nom. Il ajoutait parfois : mais vous êtes pas un homme au moins ? Non, je répondais, c’est la cigarette qui m’a fait la voix grave.
Le client arrivait, j’étais déjà prête. Toujours là, prête, au bord du lit. Des cendriers partout autour de moi. Les murs à portée de main. Il s’allongeait d’abord sur le ventre comme un bébé. Je sentais sous mes doigts ses vertèbres douloureuses. Ensuite je lui demandais de se mettre sur le dos pour la « finition », le visage marqué par les plis des draps.
Dans ce meublé où rien ne m’appartenait, les poussières de cendre s’étaient déposées sur le sol, sur ma petite table aussi, dans les fibres des napperons, entre les lames du parquet. Je sentais bien qu’il n’y avait plus rien à changer.
Mais je voulais partir quand même. J’attendais qu’un homme me dise : « Tiens, j’ai envie de prendre ma retraite avec une femme, j’ai envie de partir d’ici. Je t’emmène, je vous emmène Marie-Françoise. Avez-vous des points d’attache ? Ah ben, j’ai rien du tout moi. Je laisse tout au rez-de-chaussée. Il y a des sacs poubelles de cent litres. Tout atterrit au rez-de-chaussée et je m’en vais. »

Le Bain Turc




La galette d’asticots. C’est en ces termes que Paul Claudel parlait du « Bain Turc » de Monsieur Ingres. On retrouve sa baigneuse au premier plan de la composition. Plus de quarante ans après, son corps n’a pas changé. Le tissu qui retient ses cheveux mouillés est resté le même. Son bras gauche n’est plus empêché par un drap. La baigneuse tient un instrument et adresse sa mélodie aux deux femmes qui rencontrent son regard.
Ingres a quatre-vingt-deux ans lorsqu’il a peint « Le Bain Turc ». Sa main ne tremble pas. Son souvenir non plus. Il reste fidèle à ce qu’il avait écrit : « Ce qu’on appelle “la touche” est un abus de l’exécution. Elle n’est que la qualité des faux talents, des faux artistes, qui s’éloignent de l’imitation de la nature pour montrer simplement leur adresse. La touche, si habile qu’elle soit, ne doit pas être apparente : sinon, elle empêche l’illusion et immobilise tout. Au lieu de l’objet présenté, elle fait voir le procédé ; au lieu de la pensée, elle dénonce la main. » Nous sommes loin des traces mesurables et quantifiables de Pollock ou Kandinsky. Loin des expositions de peintres abstraits et du Salon des « Réalités Nouvelles* » au Grand Palais. Nous sommes dans le monde de l’éternel retour de l’illusion. Son épouse conserve toute sa jeunesse, treize ans après sa disparition.

« Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir. »
Ces quelques vers tirés du poème de Baudelaire « Une charogne »,
rendent au "Bain Turc" un hommage plus subtil que la raillerie de Claudel.

*1946 - Premier Salon des Réalités Nouvelles. Art Abstrait, Art Concret, Constructivisme, Non Figuratif, au Palais des Beaux-Arts de la Ville de Paris. L'exposition est dédiée à de nombreux artistes de renommée internationale, dont Kandinsky.



lundi 27 avril 2009

S'abstraire de la figuration ?


« Créer une œuvre, c’est créer un monde » Vassily Kandinsky (1866 – 1944)

Kandinsky est mort l’année de ma naissance. A chaque naissance, se crée un monde nouveau. Chacun l’explore selon ses capacités. Certains ne dépassent pas le bout de leur nez. D’autres se perdent à l’infini. Les traces laissées mesurent tout cela.
Kandinsky et Pollock affectent à la peinture des notions d’abstraction. Qu’ont-ils arraché à la réalité pour obtenir une abstraction ?
Quelques fibres du corps, quelques pas de danse. En ce sens la peinture abstraite rejoint la figuration, non pas en représentant une personne, mais en y déposant les traces d’un corps. Comme un mégot qui fume dans le cendrier d’une chambre vide, ou les confetti collés au sol le lendemain d’un carnaval, les traces sont les témoins d’une présence.
Pour qu’une peinture abstraite existe, il faudrait qu’elle ne quitte jamais le siège de la pensée. Dans toute peinture abstraite, quand le corps n’est pas représenté, le support s’en charge. Il l’incarnera. On ne se débarrasse pas du corps. Le corps a toujours le dernier mot sur la pensée.

Voici ce qu’écrivait Kandkinsky à propos du plan originel* :
« Le rapport de chaque être vivant avec le haut et le bas se retrouve aussi sur le plan originel qui est lui-même un être vivant. Ceci peut aussi être expliqué comme une association d’idées, comme la transposition de ses propres observations sur le support. En tout cas ce fait a des racines profondes et vivantes. Pour un non initié cette constatation peut sembler étrange. Mais il me semble que chaque artiste, même inconsciemment, doit se rendre compte de la « respiration » du plan originel encore vierge. Il ressentira plus ou moins consciemment sa responsabilité envers cet « être ». Il devient conscient qu’un mauvais traitement irréfléchi deviendrait meurtrier. L’artiste féconde cet être et il sait avec combien de docilité et de « bonheur » le support accepte les éléments appropriés dans l’ordre voulu. Cet organisme quoique primitif devient par un traitement juste un organisme nouveau aussi vivant qui n’est plus primitif, mais possède toutes les qualités d’un organisme développé. »

*Point, ligne, surface. Ouvrage paru en 1926
Le plan originel est la surface d’inscription, le support

Les chaussures de Pollock

Une feuille de papier blanc est tendue au mur.
Je referme la main d’un enfant autiste sur un pinceau chargé de couleurs. Par le plus grand des hasards sa première trace effleure la feuille et continue sa course au-delà de ses bords. Les autres murs de la pièce, les carreaux de la fenêtre sont touchés, tachés à leur tour, témoins de la valse étourdie de l’enfant. J’intercepte le pinceau au moment où il atteint mes chaussures. Pensée pour Pollock. Je n’avais pas prévu une telle rapidité d’exécution. Pour cet être, aucun geste, aucune spirale ne sont assez amples pour atteindre le monde. Du côté de la norme, nous n’ignorons pas le support qui fait écran. Les quatre lignes dures du cadre précèdent et infléchissent chacune de nos traces. Nos traits quand ils sont filmés et projetés au ralenti trahissent des hésitations entre un chemin plutôt qu’un autre. Débat involontaire et scrupuleux. Nous produisons quelques méridiens squelettiques face à l’arrogance de ce que nous avons dans les yeux. Mais nous voulons croire qu’un cercle tracé deviendra le piège qui rendra la forme prisonnière de notre maîtrise. Nous cherchons à nous convaincre que l’œil du spectateur sera subjugué une fois de plus et que les fruits rouges du fusain renaîtront de leurs cendres.
Admettons que le dessin soit l’art des renoncements successifs. La gomme s’use à nous le rappeler. La maîtrise ne se trouve pas dans la conduite du trait, mais dans l’acceptation d’un retrait. Nous ne pouvons pas prétendre à la geste indifférenciée de l’enfant autiste qui veut toucher et confondre toute la réalité du monde. Nous savons qu’en bordure de chaque forme, le vide n’est pas là pour nous combler.

lundi 20 avril 2009

Lilith



"La forme se suspend devant le regard comme un objet ; quoi qu'on fasse, elle est un scandale : splendide, elle apparaît démodée, anarchique, elle est associale ; particulière par rapport au temps et aux hommes, de n'importe quelle manière, elle est solitude. " Roland Barthes

jeudi 16 avril 2009

Suite d'Indiens



"Il ne me faudrait qu'un seul mot parfois, un simple petit mot sans importance, pour être grand, pour parler sur le ton des prophètes, un mot témoin, un mot précis, un mot subtil, un mot bien macéré dans mes moelles, sorti de moi, qui se tiendrait à l'extrême bout de mon être,
et qui, pour tout le monde, ne serait rien."
Antonin Artaud, extrait du Pèse-Nerfs

I.N.D.I.E.N

jeudi 2 avril 2009

J'aurais voulu être un indien


Quand j’étais enfant j’habitais en face du musée des Beaux-arts, place des terreaux à Lyon. Mes camarades étaient en majorité des fils de concierges. Un travail qui offrait aux parents la possibilité de se loger. Le père de Louis - celui qui se trouve à gauche sur la photo - était le gardien du Jardin Saint-Pierre en plein coeur du musée, une ancienne abbaye. Le soir après la fermeture, nous allions jouer dans les nombreuses salles de ce musée. Nous regardions en ricanant les femmes représentées sur les tableaux. Elles n’étaient pas pour nous des personnages de la mythologie ou de l’histoire mais avant tout des femmes nues. Nous les trouvions un peu grosses et pas assez bronzées à notre goût. Le petit visage de la Méduse de Jawlinsky* me fascinait. Je l’ai reproduit souvent quand je me suis mis à peindre à l’âge de vingt-cinq ans. Dans mon enfance, je ne connaissais rien à la peinture, mais elle me regardait malgré moi. Je trouvais ce visage maquillé beau comme un visage de Sioux.
Mon oncle m’avait rapporté du Canada une coiffe à plume. Ma mère avait teint en rouge un vieux pyjama à rayures et nous avions confectionné avec du carton diverses décorations. Sur la photographie, contrairement à mon habitude, je me tiens droit, les jambes plantées comme un tipi. Je suis le chef car j'ai le plus grand nombre de plumes sur la tête. Je tiens noué sur mon ventre une petite derbouka. Mon nom est Rattle Snake, le crotale au bruit de crécelle. Nos chevaux sont derrière nous dans la fontaine.
Le tenancier du kiosque à journaux nous avait raconté que le sculpteur Bartholdi avait fait une grossière erreur en ajoutant des ergots aux sabots des chevaux. Pour cette faute impardonnable il se serait donné la mort. Et nous l’avions cru.

*
Alexej Georgewitsch von Jawlensky, peintre russe expressionniste (né le 13 mars 1864 à Torjok en Russie. Mort le 15 mars 1941 à Wiesbaden, Allemagne)

lundi 30 mars 2009

1 - L'arc brisé


Dimanche 15 mars
L'arc brisé dirige le poids de la vie vers le sol : « un grand terrain de nulle part avec de belles poignées d’argent. Bashung me quitte parti vers la terre froide des cimetières. J’ai sous les paupières les images d’un poussin duveteux et bouffi blotti dans le nid à l’envers de son chapeau noir. Pour seule canne, les applaudissements du public qui chasse l’air et le fait vaciller. Il rejoint les visages tremblants que j’ai connus, privés de tout éclat, de toute jeunesse par le miracle malin de la chimiothérapie.
Je n’ai pas eu de peine sur le coup. J’ai ressorti les deux disques que j’avais de lui et me suis mis à les écouter au casque pour bien me vriller de ses paroles. Bleu pétrole devint précieux comme une relique. Ses chansons portaient dans leur sens et dans leur timbre les dissonances qui interdisent à jamais un deuil possible. Comme Piaf, un autre oiseau, ou Barbara l'aigle noir.

2 - Le son du corps


Je me suis dit, il faut sortir, faire le photographe, me changer les idées en changeant d’images. Ce fut d’abord la terrasse du café Le son du Cor. Entre l'arbre et le poteau , sur une table de la terrasse, un père préparait pour sa fille un jeu de dés dans un plateau circulaire avec un carnet et un crayon pour compter les points. Il est allé se chercher une bière brune. Au bar, on le connaît bien. Il veut offrir à sa fille une image sans soupçon. Il ne se précipite pas pour boire. Il fait l’effort d’ignorer le verre. Il sait pourtant que dès les premières gorgées, ses mains ne vont plus trembler. Il me fait penser à ce que me disait la femme de la rue du Donjon. Je fume pour moins tousser. Il finit par porter à ses lèvres la pinte comme s’il le faisait sans y accorder la moindre importance.

3 - Un dimanche ordinaire


Eglise Saint Maclou. Une rangée de chaises curieusement disposées en diagonale forme une procession désertée. L’arc brisé en face de moi se détache en pleine lumière dans la pénombre de l’église. Mon regard se porte sur un portrait de Sainte Thérèse et sa citation. Ses traits se confondent avec ceux de Catherine Mouchet dans le film d’Alain Cavalier. Un Christ en croix vol au-dessus de moi. Des angelots pris dans des nuages de ciment ont du mal à extraire leurs ailes de la glaise. Dans une autre chapelle, deux éléments d’un bas-relief sont encore visibles : un bout d’aile et le manche d’une épée enfoncée dans la roche comme dans la légende d’Excalibur. Venant de l’Aître on croit entendre la voix de Flaubert : « « Dansez ! Que la ronde soit immense et la fête joyeuse ! Dansez jusqu’à aujourd’hui, et puis vous vous recoucherez dans vos lits de pierre. »

mercredi 18 mars 2009

La muselière


Ces fragments de tableau que l’on peut lire de gauche à droite sont prélevés sur trois tableaux différents de Veermer* .

Séquence 1, intérieur jour.

Les paumes offertes encadrent son verre. Elle boit ses paroles, ne pense pas au vin.
Lui, à contre-jour la subjugue de son allure, de son autorité. La ligne du bras et du regard de l’homme la prennent dans leur faisceau.

Séquence 2.

S’il veut qu’elle boive, il lui faudra changer de stratégie. Il se découvre, s’abaisse jusqu’à elle, place sa main sous la main de la jeune fille pour mieux diriger le verre jusqu’à ses lèvres. Elle prend le spectateur à témoin, souriante et gênée.

Séquence 3.

Elle boit enfin. L’homme s’est redressé. Il arrive à ses fins, le pichet comme une arme de poing. Le cône transparent se referme sur elle, une nouvelle muselière.


* Soldat et jeune fille souriant

La jeune fille au verre de vin
Gentilhomme et dame buvant du vin

La muselière (suite)

Elle s’était allongée sur le parquet et me proposa de la photographier de profil, un verre à la main. Quelques années après, quand je lui demandai pourquoi elle avait choisi cette attitude, elle répondit : Ah oui, verre-mère !

jeudi 12 mars 2009

De l'interprétation d'un regard

Une jeune femme se retrouve seule. Elle a repoussé d’un revers de bras ce qui encombre la table. On ne sait si elle est assoupie ou si elle pense à ce qui lui est arrivé. L’espace qui s’ouvre derrière elle est par contraste très austère. La porte restée entrebâillée. L’angle formé par le tapis nous mène vers deux directions : celle qui passe par la diagonale du châle blanc et se poursuit par la jambe qui apparaît dans le tableau en haut à gauche et celle qui pointe l’espace vide de la pièce du fond.
Le tableau à peine visible au-dessus de la jeune femme serait la citation d’une peinture de Van Everdingen. Eros ne peut dissimuler plus longtemps son manque de sincérité, alors il jette son masque et s’enfuit.
On apprend aussi, après radioscopie du tableau, que Vermeer a supprimé deux éléments : un chien sur le seuil et un homme dans la pièce du fond, laissant la jeune femme seule responsable du désordre.
Revenons au titre donné à ce tableau en 1659, quarante ans après avoir été peint : Jeune femme ivre endormie à sa table. En 1737 lors d’une autre vente, il n’est plus fait mention de l’ivresse. Le tableau a pour titre : Jeune femme endormie de Van der Meer de Delft.
En supposant que Vermeer ait supprimé le personnage et le chien pour les rassembler en une allégorie sur Eros, je propose une autre version du tableau où le chien et l’homme sont de nouveau présents et le tableau de l'allégorie effacé. L’homme s’en va, le geste désinvolte. Le chien dont on connaît la fidélité reste auprès de sa maîtresse qui semble avoir les yeux baissés par tristesse et par dépit. On ne sait si l'artiste à peint ses yeux endormis ou s’il a saisi le battement de ses paupières baissées.

Détails prélevés

Le chien provient du tableau de Vermeer : Diane et ses compagnes.
Le personnage se trouve dans le tableau de Véronèse : Le repas dans la maison de Lévi.

Version retouchée

lundi 9 mars 2009

Aristocratie ouvrière

Mon grand-père - à gauche sur la photographie - venait de divorcer. Pour priver son ex-épouse de sa fille, il la maria à son neveu. Ils quittèrent tous trois le Maroc. L’homme à droite est mon père Nissim. Il avait vingt-huit ans quand il épousa ma mère qui venait juste de fêter ses treize ans. Arrivée en France, ma mère enceinte continuait à jouer à la poupée. Après sept années de terrassement dans le tunnel de la Croix-Rousse à Lyon, mon père contracta la tuberculose.
Cette image me touche par l’élégance des deux hommes. Rien ne transparaît de la pauvreté de leurs conditions d’existence, de leur illettrisme. Le « Tiens-toi droit » moral et physique de leur éducation suffit à faire front. Mon père avait parié qu’il s’élancerait du haut d’un mur pour gagner une chemise blanche. La chute fut rude et lui coûta d’avoir le dos voûté le restant de ses jours.

vendredi 6 mars 2009

La cible sensible























Nous autres humains, sommes profondément mimétiques. Tout sert d’exemple, le pire comme le meilleur. Il nous faut beaucoup de génie ou de maladresse pour enfin rater la cible commune. Et pourtant sur les quais de gare, aux heures d’affluence, chacun s’élance vers sa destination. Chacun dans son parcours est contrarié par le parcours de l’autre. Soit parce qu’il va dans la même direction mais pas à la même vitesse, soit qu’il choisit une direction différente sans mesurer l’envergure de son bagage. Le chaos peu à peu se régule grâce au comportement de l’esquive. Le biologiste Henri Laborit avait défini trois types de comportements chez les êtres humains en situation de danger : l’angoisse, l’agressivité, la fuite. Il n’avait pas envisagé l’esquive. Pourtant il n’est pas bon d’encaisser dans sa cape tous les taureaux qui passent. Cette attitude évite bien des malentendus. Par exemple de se vouloir à tout prix la cible de quelqu’un, quitte à se déplacer pour ne pas rater la flèche. Il ne s’agit pas cependant d’ériger l’esquive en système privilégié. Rien ne vaut la frontalité, à condition d'être face à un autre qui aurait quelques notions d'altérité.

jeudi 5 mars 2009

Une femme s’entête


Ce n’est pas vous que j’aime
C’est la beauté qui se manifeste à travers vous
Vous en êtes la dépositaire sauvage
qui n’aurait accès ni aux miroirs ni aux plans d’eau
où se refléter
Si vous avez bonne vue
regardez au fond de mon regard
se lever votre ressemblance
Seulement pour moi.

mardi 3 mars 2009

La Carte du Tendre


L' osthéopathe Jean-Pierre Barral a découvert que tout sentiment laisse une trace dans le corps. Pas seulement dans le cerveau mais aussi dans les organes. Pour lui les émotions prennent corps au sens propre dans les muscles et dans les organes. Tout ce qu’un individu possède d’inné et tout ce qu’il acquiert au cours de son existence s’inscrit dans son corps.

lundi 2 mars 2009

Ce soir j'ai apporté des yaourts à Valérie

Ils sont sucrés ?
Non, je lui réponds.
Elle dit avec du reproche dans la voix :
Demain il faudra que j'achète du sucre.

L'innocence ou le crime parfait

Ancien Testament
Proverbes, 30, 18
Il y a trois choses qui sont au-dessus de ma portée,
Même quatre que je ne puis comprendre :
La trace de l’aigle dans les cieux,
La trace du serpent sur le rocher,
La trace du navire au milieu de la mer,
Et la trace de l’homme chez la jeune femme,
Telle est la voie de la femme adultère :
Elle mange, et s’essuie la bouche,
Puis elle dit : Je n’ai point fait de mal.

Je n’avais jamais jusqu’alors jamais noté ce proverbe. Chaque fois que je voulais le relire, je passais beaucoup de temps à le retrouver dans les dédales de l’ancien Testament. Cette fois je le tiens et vous le livre. Il suffirait pour qu’il perde son caractère exclusivement misogyne de proposer deux versions complémentaires des trois dernières lignes. Nous aurions cette variante :
Telle est la voie de l’homme adultère :
Il mange, et s’essuie la bouche,
Puis il dit : Je n’ai point fait de mal.
Reste à parier qu’il y a une mémoire du ciel, des rochers et des eaux.

mercredi 25 février 2009

La femme qui chuchotait à l'oreille de Vincent


"Sorrow" est le titre que Vincent Van Gogh a donné à une suite de dessins de
nus. Ils représentaient Clasina Maria Hoornik (Sien) une femme qu'il a aidée et désirée avec passion et compassion. D'où la légende : "La femme qui chuchotait à l'oreille de Vincent". Parfois écouter est une blessure.

L'Angélus de Millet.





"Un homme et une femme récitent l'angélus, prière qui rappelle la salutation de l'ange à Marie lors de l'Annonciation. Ils ont interrompu leur récolte de pommes de terre et tous les outils, la fourche, le panier, les sacs et la brouette, sont représentés. En 1865, Millet raconte : "L'Angélus est un tableau que j'ai fait en pensant comment, en travaillant autrefois dans les champs, ma grand-mère ne manquait pas, en entendant sonner la cloche, de nous faire arrêter notre besogne pour dire l'angélus pour ces pauvres morts bien pieusement et le chapeau à la main. »
J'ai une certaine admiration pour ceux , comme les artisans qui répètent et perfectionnent inlassablement les mêmes gestes avec beaucoup d'humilité. Je n'ai jamais réussi à être aussi sage et aussi patient. Trop de choses m'ont attirées tout en essayant de trouver des liens entre toutes ces diversités. J’admire le luthier qui habite mon immeuble.
Je joins trois images : celle du tableau de Millet et deux photographies où je me mettais en scène dans ma grange à la campagne. Je m'étais rasé la tête. En fin d'après-midi, la lumière était presque irréelle. Elle était reflétée par le plancher de terre, de bois et de paille.
Courber l’échine m’a servi chaque fois que j’avais besoin de reprendre des forces pour me révolter ou pour m’en aller.

lundi 23 février 2009

Valérie se rhabille

Hôtel du Nord


Rouen
21h00. Je me dirige vers la rue du Donjon à Rouen. J’ai rendez-vous avec la vieille femme qui se prostitue et fait la manche. Assise sur un morceau de carton devant l’entrée du Crédit du Nord, elle se tient recroquevillée entourée de canettes de bière. Elle s’appelle Valérie. Elle me dit que je suis à l’heure mais qu’elle doit aller sur le parking de la gare pour recevoir un peu de nourriture distribuée par une équipe de maraude. Valérie marche très lentement. Elle n’a plus de souffle et ses jambes très amaigries lui font mal. Quelques hommes la saluent et lui disent : on se connaît ! Elle se défend de vouloir familiariser et les rembarre. Elle me demande de dire que j’ai aussi besoin de nourriture. Une femme s’approche de moi, elle se présente, elle est psychologue : êtes-vous malade, de quoi avez-vous besoin ? Un homme avec une liste sur une tablette de bois me demande mon prénom. Un autre, très jeune est présenté comme le médecin du groupe. Une personne à l’intérieur du camion distribue du café et de la soupe. Valérie est très à l’aise comme si tout lui était dû. Elle va voir le médecin et lui dit : j’ai besoin de médicaments pour dormir et aussi de la pommade pour mon genou qui me fait mal. Je finis par expliquer à la psychologue que je suis inquiet pour Valérie et qu’elle se prostitue chaque soir dans le froid. Elle me répond qu’elle n’était pas au courant. Une fois ses provisions faites, on repart avec Valérie pour aller chez moi la photographier. Elle marche très lentement. Elle est obligée de s’arrêter tous les 20 mètres pour reprendre son souffle. On passe devant un tabac sur le point de fermer. Le patron lui rouvre la porte et lui vend un paquet de cigarettes. Quand on repasse devant le Crédit du Nord, elle me demande de mettre son sac de provisions dans la poubelle en fonte de l’autre côté de la rue. Elle le récupérera plus tard. Notre route (quelques dizaines de mètres) pour aller chez moi continue. Elle s’arrête souvent. Elle me dit qu’elle n’a plus de souffle car elle a besoin de fumer. Une cigarette, puis deux. On arrive enfin chez moi vers 22h00.
Ce dont je ne m’étais pas vraiment aperçu pendant le trajet s’impose maintenant. Elle a dû uriner sur elle sans se changer depuis plusieurs heures. Une odeur d’urine très forte envahit la pièce. Elle tient encore à fumer. Elle est mal à l’aise, effrayée par les lampes flash. Il y a toujours en elle un part de détresse mais aussi de rouerie. Elle est dans la logique de la rallonge. Toujours demander au client un supplément quel que soit la mise de départ. Elle me demande 10 euros de plus. Je lui donne donc 60 euros. Elle me dit qu’elle est stressée et veut arrêter de poser. Elle revient s’asseoir, enfile son pull gris, grille une nouvelle cigarette et me raconte quelques bribes de sa vie. Elle a payé une moto à son fils pour ses dix-huit ans. Il a eu un accident et vit maintenant en chaise roulante avec son père dont elle est séparée. Elle travaille pour lui fournir de l’argent. Elle a été autrefois serveuse dans un bar puis s’est retrouvée sur le trottoir par amour. Elle ne travaille plus à l’hôtel depuis qu’il y a Sarko. Elle se détend enfin. Elle dit : la prochaine fois, tu m’invites à manger. Une bonne entrecôte avec des pommes de terre sautées que tu fais d’abord cuire à l’eau. et puis tu me fais un massage. Je te prendrai rien. Tu fais pas l’amour toi ? Non. Elle remet son manteau rouge. Tiens je ferais bien une photo avec votre manteau. Elle répond : ça va faire 10 euros de plus. Je lui dis que je n’ajouterai rien. Elle supplie, elle me dit qu’elle en a vraiment besoin. Je lui demande de ne pas insister. Alors elle réplique : c’est niet de niet avec une certaine satisfaction de me voir résister.
Je lui propose de la raccompagner jusqu’au 9 de la rue du Donjon. En bas de chez moi, elle rentre dans l’épicerie et achète sa bière favorite, une 8.6 Bavaria, de 50 cl. De retour chez moi, je me sens très énervé. Je n’arrive pas à dormir profondément et me réveille à plusieurs reprises dans la nuit. Le lendemain matin je n’arrive pas non plus à me reposer dans le train qui me conduit à Paris où je vais travailler à Shanghaï Beauté.

De la pension de famille au fourgon

Ma mère aimait les glaïeuls


La fenêtre de ma chambre, ancienne loge de concierge donnait sur un local à ciel ouvert. L’été, la chaleur faisait remonter l’odeur des poubelles dont ma mère avait la charge. Le sommeil tardait à venir. Je repoussais avec les talons le drap qui me tenait trop chaud. Ma mère veillait à me recouvrir quand la nuit devenait plus fraiche. A mon adolescence, c’est dans ce lieu, sur un lit étroit que fut déposé le corps de mon père. Un drap le recouvrait totalement. J’aurais aimé qu’il eut la force de le repousser comme on chasse un mauvais destin.

C’est en regardant des photos de famille disparates que j’ai retrouvé une suite d’images qui représentent le moment où le cercueil de mon père fut chargé dans le fourgon mortuaire. J‘avais alors treize ans. La première photographie montre le cercueil posé sur les chaises du petit restaurant tenu par ma mère Haninah. C’est dans ce lieu que la famille et les proches vinrent déposer des fleurs. La salle tout en longueur était séparée en deux par un paravent : la partie pension de famille avec une desserte, trois ou quatre tables et la partie aménagée en chambre pour mon père Nissim. Ma mère lui injectait régulièrement de la morphine pour calmer ses douleurs. Sur la photographie où l’on voit la façade de l’immeuble on peut lire certaines enseignes dont le sens me semble aujourd’hui prémonitoire. Au deuxième étage, sur le balcon du petit restaurant de ma mère, on aperçoit le terme hébreu kasher permettant aux juifs ashkenazes et sépharades de trouver une nourriture conforme au préceptes religieux. Au premier étage, on peut lire l’inscription : Institut de beauté. Depuis juin 2008, je travaille dans un institut à Paris, le Shanghai Beauté. Au rez-de-chaussée, à gauche de l’entrée les termes Beaux-Arts font partie de l’enseigne Café des Beaux-Arts. J’ai enseigné aux Beaux-arts de Paris pendant plus de vingt ans. Les grandes lignes de mon histoire auraient ainsi été fixées le jour des obsèques de mon père. Le deuil est un palimpseste sur lequel une nouvelle page s’écrit sans que l’on puisse se douter que les lignes tracées obéissent à des sillons discrets qui dictent leur volonté.