lundi 30 mars 2009

1 - L'arc brisé


Dimanche 15 mars
L'arc brisé dirige le poids de la vie vers le sol : « un grand terrain de nulle part avec de belles poignées d’argent. Bashung me quitte parti vers la terre froide des cimetières. J’ai sous les paupières les images d’un poussin duveteux et bouffi blotti dans le nid à l’envers de son chapeau noir. Pour seule canne, les applaudissements du public qui chasse l’air et le fait vaciller. Il rejoint les visages tremblants que j’ai connus, privés de tout éclat, de toute jeunesse par le miracle malin de la chimiothérapie.
Je n’ai pas eu de peine sur le coup. J’ai ressorti les deux disques que j’avais de lui et me suis mis à les écouter au casque pour bien me vriller de ses paroles. Bleu pétrole devint précieux comme une relique. Ses chansons portaient dans leur sens et dans leur timbre les dissonances qui interdisent à jamais un deuil possible. Comme Piaf, un autre oiseau, ou Barbara l'aigle noir.

2 - Le son du corps


Je me suis dit, il faut sortir, faire le photographe, me changer les idées en changeant d’images. Ce fut d’abord la terrasse du café Le son du Cor. Entre l'arbre et le poteau , sur une table de la terrasse, un père préparait pour sa fille un jeu de dés dans un plateau circulaire avec un carnet et un crayon pour compter les points. Il est allé se chercher une bière brune. Au bar, on le connaît bien. Il veut offrir à sa fille une image sans soupçon. Il ne se précipite pas pour boire. Il fait l’effort d’ignorer le verre. Il sait pourtant que dès les premières gorgées, ses mains ne vont plus trembler. Il me fait penser à ce que me disait la femme de la rue du Donjon. Je fume pour moins tousser. Il finit par porter à ses lèvres la pinte comme s’il le faisait sans y accorder la moindre importance.

3 - Un dimanche ordinaire


Eglise Saint Maclou. Une rangée de chaises curieusement disposées en diagonale forme une procession désertée. L’arc brisé en face de moi se détache en pleine lumière dans la pénombre de l’église. Mon regard se porte sur un portrait de Sainte Thérèse et sa citation. Ses traits se confondent avec ceux de Catherine Mouchet dans le film d’Alain Cavalier. Un Christ en croix vol au-dessus de moi. Des angelots pris dans des nuages de ciment ont du mal à extraire leurs ailes de la glaise. Dans une autre chapelle, deux éléments d’un bas-relief sont encore visibles : un bout d’aile et le manche d’une épée enfoncée dans la roche comme dans la légende d’Excalibur. Venant de l’Aître on croit entendre la voix de Flaubert : « « Dansez ! Que la ronde soit immense et la fête joyeuse ! Dansez jusqu’à aujourd’hui, et puis vous vous recoucherez dans vos lits de pierre. »

mercredi 18 mars 2009

La muselière


Ces fragments de tableau que l’on peut lire de gauche à droite sont prélevés sur trois tableaux différents de Veermer* .

Séquence 1, intérieur jour.

Les paumes offertes encadrent son verre. Elle boit ses paroles, ne pense pas au vin.
Lui, à contre-jour la subjugue de son allure, de son autorité. La ligne du bras et du regard de l’homme la prennent dans leur faisceau.

Séquence 2.

S’il veut qu’elle boive, il lui faudra changer de stratégie. Il se découvre, s’abaisse jusqu’à elle, place sa main sous la main de la jeune fille pour mieux diriger le verre jusqu’à ses lèvres. Elle prend le spectateur à témoin, souriante et gênée.

Séquence 3.

Elle boit enfin. L’homme s’est redressé. Il arrive à ses fins, le pichet comme une arme de poing. Le cône transparent se referme sur elle, une nouvelle muselière.


* Soldat et jeune fille souriant

La jeune fille au verre de vin
Gentilhomme et dame buvant du vin

La muselière (suite)

Elle s’était allongée sur le parquet et me proposa de la photographier de profil, un verre à la main. Quelques années après, quand je lui demandai pourquoi elle avait choisi cette attitude, elle répondit : Ah oui, verre-mère !

jeudi 12 mars 2009

De l'interprétation d'un regard

Une jeune femme se retrouve seule. Elle a repoussé d’un revers de bras ce qui encombre la table. On ne sait si elle est assoupie ou si elle pense à ce qui lui est arrivé. L’espace qui s’ouvre derrière elle est par contraste très austère. La porte restée entrebâillée. L’angle formé par le tapis nous mène vers deux directions : celle qui passe par la diagonale du châle blanc et se poursuit par la jambe qui apparaît dans le tableau en haut à gauche et celle qui pointe l’espace vide de la pièce du fond.
Le tableau à peine visible au-dessus de la jeune femme serait la citation d’une peinture de Van Everdingen. Eros ne peut dissimuler plus longtemps son manque de sincérité, alors il jette son masque et s’enfuit.
On apprend aussi, après radioscopie du tableau, que Vermeer a supprimé deux éléments : un chien sur le seuil et un homme dans la pièce du fond, laissant la jeune femme seule responsable du désordre.
Revenons au titre donné à ce tableau en 1659, quarante ans après avoir été peint : Jeune femme ivre endormie à sa table. En 1737 lors d’une autre vente, il n’est plus fait mention de l’ivresse. Le tableau a pour titre : Jeune femme endormie de Van der Meer de Delft.
En supposant que Vermeer ait supprimé le personnage et le chien pour les rassembler en une allégorie sur Eros, je propose une autre version du tableau où le chien et l’homme sont de nouveau présents et le tableau de l'allégorie effacé. L’homme s’en va, le geste désinvolte. Le chien dont on connaît la fidélité reste auprès de sa maîtresse qui semble avoir les yeux baissés par tristesse et par dépit. On ne sait si l'artiste à peint ses yeux endormis ou s’il a saisi le battement de ses paupières baissées.

Détails prélevés

Le chien provient du tableau de Vermeer : Diane et ses compagnes.
Le personnage se trouve dans le tableau de Véronèse : Le repas dans la maison de Lévi.

Version retouchée

lundi 9 mars 2009

Aristocratie ouvrière

Mon grand-père - à gauche sur la photographie - venait de divorcer. Pour priver son ex-épouse de sa fille, il la maria à son neveu. Ils quittèrent tous trois le Maroc. L’homme à droite est mon père Nissim. Il avait vingt-huit ans quand il épousa ma mère qui venait juste de fêter ses treize ans. Arrivée en France, ma mère enceinte continuait à jouer à la poupée. Après sept années de terrassement dans le tunnel de la Croix-Rousse à Lyon, mon père contracta la tuberculose.
Cette image me touche par l’élégance des deux hommes. Rien ne transparaît de la pauvreté de leurs conditions d’existence, de leur illettrisme. Le « Tiens-toi droit » moral et physique de leur éducation suffit à faire front. Mon père avait parié qu’il s’élancerait du haut d’un mur pour gagner une chemise blanche. La chute fut rude et lui coûta d’avoir le dos voûté le restant de ses jours.

vendredi 6 mars 2009

La cible sensible























Nous autres humains, sommes profondément mimétiques. Tout sert d’exemple, le pire comme le meilleur. Il nous faut beaucoup de génie ou de maladresse pour enfin rater la cible commune. Et pourtant sur les quais de gare, aux heures d’affluence, chacun s’élance vers sa destination. Chacun dans son parcours est contrarié par le parcours de l’autre. Soit parce qu’il va dans la même direction mais pas à la même vitesse, soit qu’il choisit une direction différente sans mesurer l’envergure de son bagage. Le chaos peu à peu se régule grâce au comportement de l’esquive. Le biologiste Henri Laborit avait défini trois types de comportements chez les êtres humains en situation de danger : l’angoisse, l’agressivité, la fuite. Il n’avait pas envisagé l’esquive. Pourtant il n’est pas bon d’encaisser dans sa cape tous les taureaux qui passent. Cette attitude évite bien des malentendus. Par exemple de se vouloir à tout prix la cible de quelqu’un, quitte à se déplacer pour ne pas rater la flèche. Il ne s’agit pas cependant d’ériger l’esquive en système privilégié. Rien ne vaut la frontalité, à condition d'être face à un autre qui aurait quelques notions d'altérité.

jeudi 5 mars 2009

Une femme s’entête


Ce n’est pas vous que j’aime
C’est la beauté qui se manifeste à travers vous
Vous en êtes la dépositaire sauvage
qui n’aurait accès ni aux miroirs ni aux plans d’eau
où se refléter
Si vous avez bonne vue
regardez au fond de mon regard
se lever votre ressemblance
Seulement pour moi.

mardi 3 mars 2009

La Carte du Tendre


L' osthéopathe Jean-Pierre Barral a découvert que tout sentiment laisse une trace dans le corps. Pas seulement dans le cerveau mais aussi dans les organes. Pour lui les émotions prennent corps au sens propre dans les muscles et dans les organes. Tout ce qu’un individu possède d’inné et tout ce qu’il acquiert au cours de son existence s’inscrit dans son corps.

lundi 2 mars 2009

Ce soir j'ai apporté des yaourts à Valérie

Ils sont sucrés ?
Non, je lui réponds.
Elle dit avec du reproche dans la voix :
Demain il faudra que j'achète du sucre.

L'innocence ou le crime parfait

Ancien Testament
Proverbes, 30, 18
Il y a trois choses qui sont au-dessus de ma portée,
Même quatre que je ne puis comprendre :
La trace de l’aigle dans les cieux,
La trace du serpent sur le rocher,
La trace du navire au milieu de la mer,
Et la trace de l’homme chez la jeune femme,
Telle est la voie de la femme adultère :
Elle mange, et s’essuie la bouche,
Puis elle dit : Je n’ai point fait de mal.

Je n’avais jamais jusqu’alors jamais noté ce proverbe. Chaque fois que je voulais le relire, je passais beaucoup de temps à le retrouver dans les dédales de l’ancien Testament. Cette fois je le tiens et vous le livre. Il suffirait pour qu’il perde son caractère exclusivement misogyne de proposer deux versions complémentaires des trois dernières lignes. Nous aurions cette variante :
Telle est la voie de l’homme adultère :
Il mange, et s’essuie la bouche,
Puis il dit : Je n’ai point fait de mal.
Reste à parier qu’il y a une mémoire du ciel, des rochers et des eaux.