mercredi 29 avril 2009

De Madeleine à Marie


J’ai rencontré Marie-Françoise pour une séance de photographie. Plus tard j’ai enregistré ses confidences sur une période de sa vie où tout a basculé. La survie imposa à son corps intime d’être l’outil de son travail. J’ai voulu mieux la connaître, mais Marie-Françoise ne répondait plus. Le gérant de son immeuble m’apprit qu’elle était morte. En sortant de l’agence je suis resté désorienté, du plomb sur les épaules. Quelle direction prendre pour retrouver quelqu’un qui vient de mourir ? J’ai alors décidé d’agripper au bord de l’oubli des fragments de son existence.
Je n’ai que quelques photographies de Marie-Françoise. Pendant l’unique séance de prise de vues, assise au bord de son lit, je lui ai demandé de me tourner le dos. J’avais, interposé entre elle et moi, le tableau de Monsieur Ingres, « La baigneuse de Valpinçon ». Sa future épouse, Madeleine Chapelle lui aurait servi de modèle.

Elle aurait voulu être une artiste


Quant à Marie-Françoise, je lui ai consacré un livret : « Maintenant que je suis morte ». Elle s’était confiée à moi, en une seule fois. J’ai résumé mes impressions dans cette introduction :
« J’ai vécu pendant quinze ans dans une petite pièce de sept mètres carrés. Je fumais tout le temps, ça me calmait. Je ne voulais pas aérer ma chambre, j’aimais bien vivre dans le brouillard de la fumée. Je restais toute la journée en combinaison, les mules aux pieds. J’attendais que le téléphone sonne et je répondais aux questions d’un futur client, sur le tarif et ce qu’il avait droit pour ça. Certains appelaient juste pour le plaisir de parler sale. Celui qui était d’accord je lui donnais mon adresse et mon nom. Il ajoutait parfois : mais vous êtes pas un homme au moins ? Non, je répondais, c’est la cigarette qui m’a fait la voix grave.
Le client arrivait, j’étais déjà prête. Toujours là, prête, au bord du lit. Des cendriers partout autour de moi. Les murs à portée de main. Il s’allongeait d’abord sur le ventre comme un bébé. Je sentais sous mes doigts ses vertèbres douloureuses. Ensuite je lui demandais de se mettre sur le dos pour la « finition », le visage marqué par les plis des draps.
Dans ce meublé où rien ne m’appartenait, les poussières de cendre s’étaient déposées sur le sol, sur ma petite table aussi, dans les fibres des napperons, entre les lames du parquet. Je sentais bien qu’il n’y avait plus rien à changer.
Mais je voulais partir quand même. J’attendais qu’un homme me dise : « Tiens, j’ai envie de prendre ma retraite avec une femme, j’ai envie de partir d’ici. Je t’emmène, je vous emmène Marie-Françoise. Avez-vous des points d’attache ? Ah ben, j’ai rien du tout moi. Je laisse tout au rez-de-chaussée. Il y a des sacs poubelles de cent litres. Tout atterrit au rez-de-chaussée et je m’en vais. »

Le Bain Turc




La galette d’asticots. C’est en ces termes que Paul Claudel parlait du « Bain Turc » de Monsieur Ingres. On retrouve sa baigneuse au premier plan de la composition. Plus de quarante ans après, son corps n’a pas changé. Le tissu qui retient ses cheveux mouillés est resté le même. Son bras gauche n’est plus empêché par un drap. La baigneuse tient un instrument et adresse sa mélodie aux deux femmes qui rencontrent son regard.
Ingres a quatre-vingt-deux ans lorsqu’il a peint « Le Bain Turc ». Sa main ne tremble pas. Son souvenir non plus. Il reste fidèle à ce qu’il avait écrit : « Ce qu’on appelle “la touche” est un abus de l’exécution. Elle n’est que la qualité des faux talents, des faux artistes, qui s’éloignent de l’imitation de la nature pour montrer simplement leur adresse. La touche, si habile qu’elle soit, ne doit pas être apparente : sinon, elle empêche l’illusion et immobilise tout. Au lieu de l’objet présenté, elle fait voir le procédé ; au lieu de la pensée, elle dénonce la main. » Nous sommes loin des traces mesurables et quantifiables de Pollock ou Kandinsky. Loin des expositions de peintres abstraits et du Salon des « Réalités Nouvelles* » au Grand Palais. Nous sommes dans le monde de l’éternel retour de l’illusion. Son épouse conserve toute sa jeunesse, treize ans après sa disparition.

« Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir. »
Ces quelques vers tirés du poème de Baudelaire « Une charogne »,
rendent au "Bain Turc" un hommage plus subtil que la raillerie de Claudel.

*1946 - Premier Salon des Réalités Nouvelles. Art Abstrait, Art Concret, Constructivisme, Non Figuratif, au Palais des Beaux-Arts de la Ville de Paris. L'exposition est dédiée à de nombreux artistes de renommée internationale, dont Kandinsky.



lundi 27 avril 2009

S'abstraire de la figuration ?


« Créer une œuvre, c’est créer un monde » Vassily Kandinsky (1866 – 1944)

Kandinsky est mort l’année de ma naissance. A chaque naissance, se crée un monde nouveau. Chacun l’explore selon ses capacités. Certains ne dépassent pas le bout de leur nez. D’autres se perdent à l’infini. Les traces laissées mesurent tout cela.
Kandinsky et Pollock affectent à la peinture des notions d’abstraction. Qu’ont-ils arraché à la réalité pour obtenir une abstraction ?
Quelques fibres du corps, quelques pas de danse. En ce sens la peinture abstraite rejoint la figuration, non pas en représentant une personne, mais en y déposant les traces d’un corps. Comme un mégot qui fume dans le cendrier d’une chambre vide, ou les confetti collés au sol le lendemain d’un carnaval, les traces sont les témoins d’une présence.
Pour qu’une peinture abstraite existe, il faudrait qu’elle ne quitte jamais le siège de la pensée. Dans toute peinture abstraite, quand le corps n’est pas représenté, le support s’en charge. Il l’incarnera. On ne se débarrasse pas du corps. Le corps a toujours le dernier mot sur la pensée.

Voici ce qu’écrivait Kandkinsky à propos du plan originel* :
« Le rapport de chaque être vivant avec le haut et le bas se retrouve aussi sur le plan originel qui est lui-même un être vivant. Ceci peut aussi être expliqué comme une association d’idées, comme la transposition de ses propres observations sur le support. En tout cas ce fait a des racines profondes et vivantes. Pour un non initié cette constatation peut sembler étrange. Mais il me semble que chaque artiste, même inconsciemment, doit se rendre compte de la « respiration » du plan originel encore vierge. Il ressentira plus ou moins consciemment sa responsabilité envers cet « être ». Il devient conscient qu’un mauvais traitement irréfléchi deviendrait meurtrier. L’artiste féconde cet être et il sait avec combien de docilité et de « bonheur » le support accepte les éléments appropriés dans l’ordre voulu. Cet organisme quoique primitif devient par un traitement juste un organisme nouveau aussi vivant qui n’est plus primitif, mais possède toutes les qualités d’un organisme développé. »

*Point, ligne, surface. Ouvrage paru en 1926
Le plan originel est la surface d’inscription, le support

Les chaussures de Pollock

Une feuille de papier blanc est tendue au mur.
Je referme la main d’un enfant autiste sur un pinceau chargé de couleurs. Par le plus grand des hasards sa première trace effleure la feuille et continue sa course au-delà de ses bords. Les autres murs de la pièce, les carreaux de la fenêtre sont touchés, tachés à leur tour, témoins de la valse étourdie de l’enfant. J’intercepte le pinceau au moment où il atteint mes chaussures. Pensée pour Pollock. Je n’avais pas prévu une telle rapidité d’exécution. Pour cet être, aucun geste, aucune spirale ne sont assez amples pour atteindre le monde. Du côté de la norme, nous n’ignorons pas le support qui fait écran. Les quatre lignes dures du cadre précèdent et infléchissent chacune de nos traces. Nos traits quand ils sont filmés et projetés au ralenti trahissent des hésitations entre un chemin plutôt qu’un autre. Débat involontaire et scrupuleux. Nous produisons quelques méridiens squelettiques face à l’arrogance de ce que nous avons dans les yeux. Mais nous voulons croire qu’un cercle tracé deviendra le piège qui rendra la forme prisonnière de notre maîtrise. Nous cherchons à nous convaincre que l’œil du spectateur sera subjugué une fois de plus et que les fruits rouges du fusain renaîtront de leurs cendres.
Admettons que le dessin soit l’art des renoncements successifs. La gomme s’use à nous le rappeler. La maîtrise ne se trouve pas dans la conduite du trait, mais dans l’acceptation d’un retrait. Nous ne pouvons pas prétendre à la geste indifférenciée de l’enfant autiste qui veut toucher et confondre toute la réalité du monde. Nous savons qu’en bordure de chaque forme, le vide n’est pas là pour nous combler.

lundi 20 avril 2009

Lilith



"La forme se suspend devant le regard comme un objet ; quoi qu'on fasse, elle est un scandale : splendide, elle apparaît démodée, anarchique, elle est associale ; particulière par rapport au temps et aux hommes, de n'importe quelle manière, elle est solitude. " Roland Barthes

jeudi 16 avril 2009

Suite d'Indiens



"Il ne me faudrait qu'un seul mot parfois, un simple petit mot sans importance, pour être grand, pour parler sur le ton des prophètes, un mot témoin, un mot précis, un mot subtil, un mot bien macéré dans mes moelles, sorti de moi, qui se tiendrait à l'extrême bout de mon être,
et qui, pour tout le monde, ne serait rien."
Antonin Artaud, extrait du Pèse-Nerfs

I.N.D.I.E.N

jeudi 2 avril 2009

J'aurais voulu être un indien


Quand j’étais enfant j’habitais en face du musée des Beaux-arts, place des terreaux à Lyon. Mes camarades étaient en majorité des fils de concierges. Un travail qui offrait aux parents la possibilité de se loger. Le père de Louis - celui qui se trouve à gauche sur la photo - était le gardien du Jardin Saint-Pierre en plein coeur du musée, une ancienne abbaye. Le soir après la fermeture, nous allions jouer dans les nombreuses salles de ce musée. Nous regardions en ricanant les femmes représentées sur les tableaux. Elles n’étaient pas pour nous des personnages de la mythologie ou de l’histoire mais avant tout des femmes nues. Nous les trouvions un peu grosses et pas assez bronzées à notre goût. Le petit visage de la Méduse de Jawlinsky* me fascinait. Je l’ai reproduit souvent quand je me suis mis à peindre à l’âge de vingt-cinq ans. Dans mon enfance, je ne connaissais rien à la peinture, mais elle me regardait malgré moi. Je trouvais ce visage maquillé beau comme un visage de Sioux.
Mon oncle m’avait rapporté du Canada une coiffe à plume. Ma mère avait teint en rouge un vieux pyjama à rayures et nous avions confectionné avec du carton diverses décorations. Sur la photographie, contrairement à mon habitude, je me tiens droit, les jambes plantées comme un tipi. Je suis le chef car j'ai le plus grand nombre de plumes sur la tête. Je tiens noué sur mon ventre une petite derbouka. Mon nom est Rattle Snake, le crotale au bruit de crécelle. Nos chevaux sont derrière nous dans la fontaine.
Le tenancier du kiosque à journaux nous avait raconté que le sculpteur Bartholdi avait fait une grossière erreur en ajoutant des ergots aux sabots des chevaux. Pour cette faute impardonnable il se serait donné la mort. Et nous l’avions cru.

*
Alexej Georgewitsch von Jawlensky, peintre russe expressionniste (né le 13 mars 1864 à Torjok en Russie. Mort le 15 mars 1941 à Wiesbaden, Allemagne)